top of page

Le caractère inconditionnel du droit du bailleur à être indemnisé des dégradations locatives remis en cause par la Cour de cassation

  • camille7694
  • 7 août
  • 7 min de lecture
ree

À l'occasion de trois affaires regroupées et jugées le 27 juin 2024, la Cour de cassation a opéré un revirement notable et condamné sa jurisprudence de 2002, selon laquelle l'indemnisation du bailleur en raison de l'inexécution par le preneur des réparations locatives prévues au bail n'est pas subordonnée à la justification d'un préjudice (Civ, 3ème, 30 janvier 2002, n° 00-15.784, Publié).

 

1.  Aux termes de l'article 1730 du code civil : « s'il a été fait un état des lieux entre le bailleur et le preneur, celui-ci doit rendre la chose telle qu'il l'a reçue, suivant cet état, excepté ce qui a péri ou a été dégradé par vétusté ou force majeure ».

 

L'article 1731 du même code poursuit ainsi : « S'il n'a pas été fait d'état des lieux, le preneur est présumé les avoir reçus en bon état de réparations locatives, et doit les rendre tels, sauf la preuve contraire ».

 

L'article 1732 du code civil ajoute que le locataire « répond des dégradations ou des pertes qui arrivent pendant sa jouissance, à moins qu'il ne prouve qu'elles ont eu lieu sans sa faute ».

 

En bail d'habitation, l'article 7 c) de la loi du 6 juillet 1989 dispose que le locataire est obligé « de répondre des dégradations et pertes qui surviennent pendant la durée du contrat dans les locaux dont il a la jouissance exclusive, à moins qu'il ne prouve qu'elles ont eu lieu par cas de force majeure, par la faute du bailleur ou par le fait d'un tiers qu'il n'a pas introduit dans le logement ».

 

Rappelons qu'en bail commercial, aux termes de L145-40-1 code de commerce, créé par la loi Pinel, l'état des lieux d'entrée est obligatoire, établi contradictoirement et amiablement ou par huissier de justice et qu'à défaut de cet état des lieux, le bailleur ne peut invoquer la présomption de l'article 1731 du code civil.

 

2. Pour les dégradations locatives, la loi institue donc une présomption de responsabilité à la charge du locataire. S'agissant d'une présomption simple, il appartient à ce dernier, pour s'y soustraire, d'établir que ces dégradations ont eu lieu sans sa faute.

 

A quelles conditions le bailleur peut-il obtenir du juge une indemnisation en réparation de ces dégradations locatives ?

 

L'arrêt cité plus haut du 30 janvier 2002 (n° 00-15.784, Publié), souvent considéré comme un arrêt de principe et marquant une importante évolution de la jurisprudence antérieure, rendu au double visa des articles 1147 et 1731 du code civil, selon lequel l'indemnisation du bailleur à raison des réparations locatives prévues au bail, n'est pas subordonnée à la justification d'un préjudice, s'inscrit dans une jurisprudence alors très attentive aux intérêts du bailleur.

 

Un autre arrêt de la même période (Civ, 3ème, 29 janvier 2002, n° 99-20.768) énonce même que l'indemnisation du bailleur à raison de l'inexécution par le preneur des réparations locatives n'est pas subordonnée à l'existence d'un préjudice... Cette formule sans lendemain, évidemment maladroite, traduisait sans doute l'idée générale que des dégradations locatives entraînaient nécessairement un préjudice pour le bailleur et que celui-ci n'était pas tenu d'en rapporter la preuve particulière dans les conditions du droit commun.

 

Un arrêt de la 3ème chambre civile de la Cour de cassation du 28 janvier 2004 (n° 02-14.429, Publié) a reproché à une cour d'appel d'avoir inversé la charge de la preuve et violé la présomption de responsabilité de l'article 1732, pour débouter des bailleurs de leur demande en réparation des dommages causés à l'immeuble loué, au motif qu'il leur appartenait de rapporter la preuve de ce que la faute alléguée à l'encontre de leur locataire était la cause de leur préjudice.

 

Pourtant, la même juridiction paraît avoir statué différemment le 3 décembre 2003, à l'occasion d'une difficulté, il est vrai particulière, d'exécution d'un bail commercial, en relevant que  «des dommages-intérêts ne peuvent être alloués que si le juge, au moment où il statue, constate qu'il est résulté un préjudice de la faute contractuelle ; que la cour d'appel, ayant relevé que la SCI Place Saint-Jean avait donné à bail les locaux à une société Pat Nat Coiffure en les déspécialisant et que l'installation dans les locaux d'un salon de coiffure avait nécessité un réaménagement spécifique complet par le nouveau preneur, que le bailleur ne prétendait ni avoir réalisé des travaux ou contribué à l'aménagement du nouveau preneur ni dû consentir un bail à des conditions plus défavorables que si l'état des lieux avait été différent, en a exactement déduit que sa demande de dommages-intérêts devait être rejetée» (Civ, 3ème, 3 décembre 2003, n° 02-18.033, Publié).

 

Mais la jurisprudence de 2002 a été généralement maintenue (par exemple, Civ, 3ème, 10 novembre 2009, n° 08-18.537 ; Civ, 3ème, 18 mai 2017, n° 16-15.443 ; Civ, 3ème, 7 janvier 2021, n° 19-23.269), quoique certaines décisions de la Cour de cassation paraissent en avoir méconnu les principes. Ainsi, un arrêt du 11 mars 2014 (n° 12-28.396) a cassé l'arrêt d'une cour d'appel qui avait retenu conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation, que le bailleur ne rapportait pas la preuve d'un préjudice indemnisable à la date où elle statuait, l'immeuble ayant été démoli. Ou un arrêt du 19 novembre 2015 (n° 14-13.435) a retenu que la cour d'appel, ayant constaté que la bailleresse avait reloué les locaux sans faire de travaux, que les aménagements litigieux avaient agrandi et amélioré l'immeuble loué, avait pu déduire, de ces seuls motifs, que, la bailleresse ne justifiant pas d'un préjudice, sa demande devait être rejetée.

 

3.  Avec une volonté démonstrative manifeste, la Cour de cassation a entendu mettre fin à ces errements, y compris d'elle-même, et clarifier une matière qui s'était bien obscurcie au cours des années. Elle l'a fait à l'occasion de trois arrêts rendus le même jour, deux de cassation, un de rejet, publiés sur le site de la Cour en même temps que le rapport du Conseiller et les conclusions de l'avocat général.

 

Civ, 3ème, 27 juin 2024, n° 22-24.502 Publié

 

Après congé délivré par une SCI, bailleresse de locaux commerciaux, la locataire a restitué les locaux à la date d'effet du congé. La bailleresse a ensuite assigné cette dernière en paiement d'une somme au titre notamment du coût des travaux de remise en état des locaux.

 

Il n'était pas contesté que les locaux n'avaient pas été restitués en bon état de réparations locatives. La locataire soutenait en revanche que sa faute contractuelle n'avait entraîné aucun dommage en relation avec cette faute. La cour d'appel de Douai avait cependant condamné la locataire au paiement des travaux de remise en état des locaux.

 

Le pourvoi faisait valoir une violation de l'article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016, au motif que les juges n'avaient pas constaté la réalité du préjudice résultant pour la bailleresse de la faute contractuelle de la locataire.

 

La Cour de cassation casse cet arrêt.

 

Civ, 3ème, 27 juin 2024, n° 22-21.272, Publié

 

Dans cette affaire, un litige a opposé locataire et bailleur de locaux commerciaux sur le montant du loyer du bail renouvelé. La locataire a exercé le droit d'option et libéré les lieux. Le bailleur l'a assignée en paiement d'une somme au titre des dégradations locatives. La cour d''appel de Paris a fait droit à cette demande.

 

Le pourvoi de la locataire faisait état d'une violation des articles 1731 et 1732 du code civil et reprochait à l'arrêt de n'avoir pas relevé l'existence d'un préjudice découlant de la faute contractuelle et de s'être fondé exclusivement sur l'inexécution par le locataire des réparations locatives, sans préciser la nature du préjudice subi par le bailleur.

 

La Cour de cassation casse cet arrêt.

 

Civ, 3ème, 27 juin 2024, n° 22-102.98 Publié

 

Dans le cadre d'un litige portant sur le montant de l'indemnité d'éviction réclamée par un locataire évincé de locaux commerciaux, la bailleresse a soutenu que les locaux n'avaient pas été restitués en bon état de réparations locatives et s'est opposée, sur ce fondement, au versement d'une partie des fonds séquestrés. La locataire avait assigné en paiement de l'indemnité d'éviction et la bailleresse avait demandé à titre reconventionnel le paiement d'une indemnisation correspondant au coût de la remise en état des locaux.

 

La cour d'appel de Paris a rejeté les demandes de la bailleresse au motif qu'elle avait vendu les locaux loués trois mois après leur restitution sans effectuer de travaux et qu'elle ne prouvait pas une dépréciation du prix des locaux à la revente en lien avec les manquements du locataire, et qu'ainsi la preuve du préjudice allégué n'était pas rapportée.

 

Le pourvoi invoquait une violation de l'article 1732 du code civil et soutenait que le seul constat de dégradations ou de pertes qui arrivent pendant la jouissance du bien loué ouvre droit à réparation au profit du preneur, sans que ce dernier puisse prétendre que le bailleur ne subirait pas de préjudice du chef de ces dégradations.

 

La Cour de cassation rejette le pourvoi.

 

4. Par ces trois décisions, la Cour de cassation entend faire prévaloir les principes suivants.

 

Si, en application notamment de l'article 1732 du code civil, la responsabilité contractuelle du preneur à l'origine de dégradations locatives est présumée sauf la démonstration d'une cause étrangère, il n'en va pas de même du préjudice résultant pour le bailleur de ces dégradations, qui doit être démontré dans son principe, sa nature et son étendue (premier et deuxième des arrêts cités). La règle observée depuis 2002 que des dégradations locatives entraînent nécessairement un préjudice pour le bailleur dont le montant est au moins le coût prévisionnel des travaux rendus nécessaires, est donc répudiée.

 

Les dommages et intérêts dus au bailleur « sont de la perte qu'il a faite et du gain dont il a été privé sans qu'il en résulte pour lui ni perte ni profit », conformément au principe classique de la réparation intégrale.

 

Le préjudice du bailleur peut comprendre le coût de la remise en état des locaux, sans que l'indemnisation soit subordonnée à l'exécution effective des réparations. Le juge se prononce au vu de devis, non pas de factures.

 

Le juge est tenu d'évaluer le préjudice à la date où il statue et doit prendre en compte lorsqu'elles sont invoquées, les circonstances postérieures à la libération des locaux, telles la relocation, la vente ou la démolition.

 

Ainsi, dans le troisième des arrêts cités, l'arrêt est expressément approuvé pour avoir refusé au bailleur une indemnisation pour les dégradations locatives, au motif qu'il avait vendu les locaux loués trois mois après leur restitution sans effectuer de travaux et qu'il ne prouvait pas une dépréciation du prix des locaux à la revente en lien avec les manquements du locataire.

 

Ces principes sont ainsi conformes à la règle de la réparation intégrale en matière de responsabilité contractuelle générale (article 1147 du code civil, devenu article 1217). La présomption légale de responsabilité à la charge du locataire pour les dégradations locatives dispense seulement le bailleur d'établir la faute contractuelle du preneur et son lien avec les dégradations constatées.


Camille Terrier




Comments


bottom of page