Périodiquement et depuis longtemps, la presse se fait l'écho des préoccupations d'organisations professionnelles ou de syndicats agricoles déplorant qu'un exploitant puisse devoir indemniser les troubles qu'un voisin, nouvellement installé, considérerait comme anormaux.
Récemment, la presse nationale a largement rendu compte de conflits opposant des « néo-ruraux » et des agriculteurs, installés de longue date. En particulier, la condamnation d'un éleveur laitier de l'Oise à verser à ses voisins des sommes importantes en réparation de nuisances olfactives et sonores, a pu être considérée comme abusive, notamment par la FNSEA, et est devenue emblématique.
Si l'exploitation en cause bénéficiait de toutes les autorisations administratives requises, aucun des voisins plaignants ne répondait à la définition du « néo-rural » et la question de l'antériorité n'a joué aucun rôle. Mais cette affaire posait la question de la confrontation, en milieu rural ou semi rural, des intérêts possiblement opposés des exploitants et de ceux de leurs voisins.
Dans le même temps, une proposition de loi était adoptée en première lecture à l'Assemblée nationale pour énoncer dans le code civil le principe jurisprudentiel de la responsabilité sans faute pour troubles anormaux de voisinage et de le compléter en conférant aux activités industrielles, artisanales, agricoles et commerciales une sorte d'immunité au regard d'une action en responsabilité pour troubles anormaux de voisinage, lorsque cette activité est antérieure à l'installation du plaignant, et est exercée régulièrement. En droit positif, la règle de l'antériorité est posée à l'article L. 113-8 du code de la construction et de l'habitation (CCH).
La confrontation d'une activité professionnelle et de l'habitat situé dans son voisinage
L'éleveur et producteur laitier de l'Oise, condamné le 26 mars 2018 par le tribunal judiciaire de Beauvais, puis par un arrêt longuement motivé de la cour d'appel d'Amiens du 8 mars 2022 (n°18/04143) et dont le pourvoi a été rejeté par arrêt de la Cour de cassation du 7 décembre 2023 (n° 22-22137), était poursuivi par plusieurs de ses voisins qui, se plaignant de diverses nuisances (bruits, odeurs, infestation de mouches), voulaient obtenir, d'une part, sur le fondement de l'article L480-13 du code de l'urbanisme, la démolition des bâtiments agricoles où l'activité était exercée et qui avaient été édifiés en 2010 au bénéfice de permis de construire que la juridiction administrative avait par la suite annulés, et d'autre part l'indemnisation de leurs différents chefs de préjudices, notamment de jouissance, allégués comme caractérisant des troubles anormaux de voisinage.
L'arrêt de la cour d'appel d'Amiens du 8 mars 2022
Les juges d'appel relèvent qu'au terme d'une longue bataille devant la juridiction administrative, les autorisations d'urbanisme de deux bâtiments agricoles avaient été annulées. Cependant, il se déduit de l'article L480-13 du code de l'urbanisme, dans sa rédaction applicable, que la démolition d'une construction édifiée conformément à un permis de construire et en méconnaissance d'une règle d'urbanisme ou d'une servitude d'utilité publique ne peut être ordonnée par le juge judiciaire que si le permis de construire a été annulé pour excès de pouvoir par une décision devenue définitive depuis moins de deux ans, et si la construction est située dans l'une des catégories de zones énumérées aux 1° de l'article L. 480-13. Or les plaignants ne démontraient pas que les constructions dont ils demandaient la démolition se trouvaient dans l'une de ces zones. La demande de démolition était donc rejetée.
Sur les demandes fondées sur les troubles anormaux de voisinage, l'exploitant soutenait que son activité, exercée depuis 1979, est respectueuse de toutes les contraintes réglementaires et que les habitants des zones rurales doivent supporter les inconvénients, naturels en quelque sorte, d'une exploitation agricole. Sur la qualification des troubles, la cour d'appel a relevé que « l'anormalité » du trouble ne repose sur aucune définition précise. Cette qualification implique, pour le juge, une appréciation, notamment, de la destination normale et habituelle du fonds troublé, de la nature de l'environnement, de la situation respective des propriétés et des circonstances de temps et de lieu.
Dans ses motifs, la cour d'appel a relevé « qu'il n'appartient pas à la cour, d'une manière générale, de dire si par principe les habitants des zones rurales doivent supporter toutes les conséquences, y compris les plus dommageables, des exploitations agricoles à raison même de ce qu'ils ont fait le choix de résider en zone rurale. Il sera simplement observé que l'existence d'une réglementation spécifique, notamment en termes de distance minimum entre les différents ouvrages agricoles et d'habitation, démontre suffisamment que certains impératifs, notamment de santé ou de salubrité publique, doivent, même en zones rurales, être pris en compte ».
Avec force détails, la cour d'appel, comme l'avait fait le tribunal, a constaté que la construction des deux bâtiments agricoles en 2010 avait permis une augmentation importante du cheptel et eu pour conséquence le rapprochement des animaux des zones d'habitation. En effet, cette exploitation n'est pas située en pleine campagne mais en zone UA (ou zone urbaine mixte) du PLU de la commune. Si bien que l'exploitant avait dû obtenir une dérogation à l'arrêté ministériel du 7 février 2005 prévoyant que les bâtiments d'élevage ne doivent pas être situés à moins de 100 mètres des habitations ou autres locaux occupés par des tiers. Il n'était pas contesté que les plaignants habitaient à une distance de 50 à 100 mètres des bâtiments d'élevage. C'est pour cette raison et les nuisances découlant d'une telle situation pour le voisinage étant largement documentées par les services départementaux compétents, que le juge administratif avait annulé les permis de construire. Les juges se sont aussi fondés sur les constatations d'huissier et les nombreuses attestations produites. Évidemment, conformément à une jurisprudence classique, l'exploitant ne pouvait s'exonérer en démontrant l'absence de faute et la régularité administrative de son activité.
La cour d'appel a donc statué sur les réparations civiles accordées à chacun des plaignants pour les troubles anormaux causés à compter de la mise en service des bâtiments construits en 2010, et, s'agissant des moyens propres à faire cesser les troubles pour l'avenir, elle a réservé la question de la démolition des bâtiments pour laisser une chance à la recherche de solutions techniques alternatives, les parties étant renvoyées le cas échéant devant les premiers juges sur ce point.
L'arrêt de la Cour de cassation du 7 décembre 2023
La Cour de cassation, saisie par l'exploitant, n'a vu dans cette affaire aucune question nouvelle ou de principe, même si La Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles, le syndicat Jeunes agriculteurs et la région Hauts-de-France sont intervenus volontairement devant elle au soutien du pourvoi. On peut aussi penser qu'elle a trouvé très faible le moyen du pourvoi, qui soutenait que la cour d'appel n'avait pas recherché si la nature essentiellement rurale de l'espace où l'exploitant exerçait une activité agricole traditionnelle d'élevage ne permettait pas d'exclure l'anormalité des troubles allégués, manquant ainsi à l'article L110-1 du code de l'environnement, tel que modifié par la loi du 29 janvier 2021 intervenue en réponse à la fameuse affaire du coq Maurice, et « visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises ».
D'emblée, la Cour déclare parfaitement inopérante cette référence à l'article L110-1 du code de l'environnement dont la portée normative est fort incertaine, et qui énonce les éléments du « patrimoine commun de la nation » que la loi entend protéger. Ce sont les espaces, ressources et milieux naturels terrestres et marins, les sites, les paysages diurnes et nocturnes, la qualité de l'air, la qualité de l'eau, les êtres vivants et la biodiversité ». La loi du 29 janvier 2021 a complété cette liste en ajoutant les « sons et les odeurs » qui caractérisent les espaces, ressources et milieux naturels terrestres et marins, pensant alors tout spécialement aux poulaillers et aux étables.
Autrement dit, selon les auteurs du pourvoi, le beuglement des vaches, l'aboiement des chiens, le chant du coq comme l'odeur de fumier et les infestations d'insectes, sont des éléments du patrimoine commun de la nation, doivent être protégés et, par principe, ne peuvent causer des troubles anormaux de voisinage. La Cour écarte sèchement cette prétention en relevant que le texte n'a « ni pour objet ni pour effet d'exonérer les exploitants agricoles de la responsabilité qu'ils encourent lorsque les nuisances générées par leur exploitation excèdent, compte tenu de la situation des fonds, les inconvénients normaux du voisinage ».
Pour le reste, la Cour relève que l'arrêt attaqué a caractérisé avec précision les troubles qui, par leur nature, leur récurrence et leur intensité, constituent bien les troubles anormaux de voisinage dont il était demandé réparation, cette motivation n'étant pas critiquable et au demeurant souveraine.
Cet arrêt a bien entendu beaucoup déçu, voire indigné les organisations professionnelles agricole, ainsi que le président de la région des Hauts-de-France. Tous attendent de la loi qu'elle vienne protéger le droit des agriculteurs à produire sans devoir supporter les embarras judiciaires liés aux protestations de leur voisinage.
A cet égard, la loi évoquée plus haut du 29 janvier 2021, ouvrait une voie. Dans son article 3, elle énonçait que « dans un délai de six mois à compter de la promulgation de la présente loi, le Gouvernement remet au Parlement un rapport examinant la possibilité d’introduire dans le code civil le principe de la responsabilité de celui qui cause à autrui un trouble anormal de voisinage. Il étudie les critères d’appréciation du caractère anormal de ce trouble, notamment la possibilité de tenir compte de l’environnement ». Ce rapport a été déposé le 16 décembre 2021 mais n'a guère ouvert de piste utile. Néanmoins, le débat s'est poursuivi, et différentes propositions de loi ont été déposées visant à réduire le domaine des troubles anormaux de voisinage et renforcer la position des professionnels et exploitants.
Dès lors que l'idée de faire systématiquement prévaloir les intérêts des professionnels et exploitants sur ceux des habitants voisins, que plusieurs propositions de loi ont tenté d'imposer, paraît une impasse, la voie d'un privilège conféré par l'antériorité de l'installation, exonérant, dans certaines conditions, l'exploitant de la responsabilité sans faute au titre des nuisances occasionnées, a été privilégiée. Mais cette voie est ancienne et n'a que difficilement prospéré.
L'effet exonératoire de l'antériorité
L'article 421-9 du code de l'urbanisme, créé en 1976, et devenu plus tard l'article L112-16 du code de la construction et de l'habitation (CCH), puis aujourd'hui l'article 113-8 du même code, énonce que : « Les dommages causés aux occupants d'un bâtiment par des nuisances dues à des activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales, touristiques, culturelles ou aéronautiques, n'entraînent pas droit à réparation lorsque le permis de construire afférent au bâtiment exposé à ces nuisances a été demandé ou l'acte authentique constatant l'aliénation ou la prise de bail établi postérieurement à l'existence des activités les occasionnant dès lors que ces activités s'exercent en conformité avec les dispositions législatives ou réglementaires en vigueur et qu'elles se sont poursuivies dans les mêmes conditions ».
Les conditions légales de l'exonération, d'interprétation stricte, sont donc : a) l'exercice de l'une des activités mentionnées dans le texte, b) l'antériorité de l'exploitation par rapport à son voisinage souffrant les troubles (ou la pré-occupation selon le langage des juges), c) la poursuite de ces mêmes activités dans le même format et les mêmes conditions, sans aggravation des troubles, et d) le respect constant par cette exploitation des dispositions légales et réglementaires. A cette cause d'exonération, s'ajoutent, en principe, la force majeure et la faute de la victime, conformément au droit commun.
Cette évolution législative visait à combattre une jurisprudence majoritaire ancienne qui refusait tout effet exonératoire à la pré-occupation, au motif (plutôt solide) qu'admettre le contraire aurait été créer à la charge du nouvel arrivant des servitudes incompatibles avec les règles du code civil qui dispose que les servitudes non apparentes ou discontinues ne peuvent s'établir que par titre (article 691). Toutefois, il a pu être conféré un effet exonératoire à la faute de la victime qui s'était installée auprès d'une source de nuisances sans précautions ni vérifications (un arrêt de la Cour de cassation du 8 mai 1968, n° 66-11568, exonérant Air France de toute responsabilité de plein droit pour le bruit de ses avions).
Par arrêt n° 2011-116 QPC du 8 avril 2011, le Conseil constitutionnel, saisi par la Cour de cassation a admis la conformité du texte à la Constitution, notamment la Charte de l'environnement, remarquant en particulier, et cela est important, qu'il ne fait pas obstacle à une action en responsabilité fondée sur une faute à l'origine des nuisances.
La jurisprudence mettant en œuvre ce texte exonératoire est peu abondante et généralement restrictive. Les juges, lorsque l'exonération est revendiquée devant eux, que ce soit pour des nuisances attribuées à un hangar de stabulation, ou à une porcherie, ou à un garage automobile, ne reconnaissent pas facilement réunies toutes les conditions légales. Comme exemple d'une certaine réticence à appliquer l'exonération de la responsabilité de plein droit, on peut citer un arrêt de la 2ème chambre civile de la Cour de cassation du 10 juin 2004 (n° 03-10434, Publié) qui retient que si l'activité en cause n'est pas encadrée par des dispositions légales et réglementaires, l'exonération ne peut être revendiquée. Tel, en l'espèce, était le cas d'un golf dont l'exploitant était poursuivi par un voisin contraint de vivre, nous dit l'arrêt, « sous la menace constante d'une projection de balles qui devait se produire d'une manière aléatoire et néanmoins inéluctable, et dont le lieu et la force d'impact, comme la gravité des conséquences potentielles, étaient totalement imprévisibles... ».
Par ailleurs, la Cour de cassation a jugé que les dommages résultant d'une activité exercée dans le cadre d'une copropriété n'entrent pas dans le champ de l'exonération (notamment Civ, 3ème, 23 janvier 1991, n° 89-16163, Publié).
De plus, il appartient à l'entité assignée en réparation d'établir qu'elle remplit toutes les conditions légales de l'exonération qu'elle revendique. Mais cette tâche n'est pas toujours aisée, tant les normes techniques administratives, notamment sur les limites admissibles de bruit en décibel, sont complexes et rigoureuses.
On peut citer toutefois, à l'inverse, un arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation du 27 avril 2000 (n° 98-836 Publié), selon lequel : «... Mais attendu qu'ayant constaté, par motifs propres et adoptés, que l'activité de M. X... existait antérieurement à la date de délivrance du permis de construire des époux Y..., que les courriers de l'autorité administrative produits par lui démontraient que cette activité s'exerçait en conformité avec la réglementation, et que l'exploitation de la scierie continuait à s'effectuer dans les conditions d'autrefois, la cour d'appel (...) a pu retenir (...) que M. X... pouvait se prévaloir, vis-à-vis de ses voisins, des dispositions de l'article L. 112-16 du Code de la construction et de l'habitation ». Ou encore, un arrêt Civ, 3ème, 20 décembre 2018 (n° 17-27023), retenant l'exonération au bénéfice d'une raffinerie industrielle.
Dans arrêt du 16 mars 2022 (n° 18-23964 Publié), la Cour de cassation a montré sa répugnance, en matière de responsabilité sans faute pour troubles anormaux de voisinage, à prendre en compte les questions de chronologie et les historiques de propriété. Elle a en effet retenu que si le fonds à l'origine des désordres change de propriétaire et que les troubles subsistent, ce nouveau propriétaire en est responsable de plein droit.
Considérant que le texte, en son état, n'assure pas suffisamment le privilège de la pré-occupation, et dans une démarche visant avant tout à apaiser les préoccupations exprimées vivement par les organisations agricoles, le législateur a décidé d'y revenir.
Légiférer pour ne rien dire
Le ministre de la justice, très favorable à la proposition de loi « visant à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels », adoptée en première lecture par l'Assemblée nationale le 4 décembre 2023, a vigoureusement planté le décor en séance publique : « On dénombre plusieurs centaines de procédures en cours engagées contre des agriculteurs par des voisins quérulents se plaignant de nuisances liées à leur activité. L’odeur du bétail, le bruit de tracteurs, le chant de coq ou encore le meuglement des vaches poussent parfois les nouveaux habitants à saisir la justice, à l’instrumentaliser et à s’opposer à des installations qui étaient là bien avant leur arrivée (…). On s’attaque là à des gens qui se lèvent tôt, qui travaillent et qui méritent notre respect et notre aide. Cela pèse sur le moral de nos compatriotes ruraux, encombre les tribunaux de procédures ubuesques et dissuade d’éventuels candidats de rejoindre des professions essentielles à notre souveraineté alimentaire et à la préservation de nos campagnes. Il est grand temps de mettre un terme à ces abus ... ».
En réalité, la portée normative de cette proposition de texte est très restreinte, voire inexistante, et ne répond donc en rien, quoiqu'il en dise, aux préoccupations du ministre. L'auteure du rapport au nom de la commission des lois de l'Assemblée, confesse in fine ne poursuivre qu'un objectif limité de lisibilité et d'accessibilité du droit, en consacrant dans le code civil la doctrine prétorienne des troubles anormaux de voisinage (alinéa 1 de l'article unique de la proposition) et en transférant du CCH au code civil le principe de l'exonération de la responsabilité de plein droit, sous certaines conditions, du professionnel pré-occupant (alinéa 2 de l'article).
Le premier alinéa du texte de la proposition, tel qu'adopté en première lecture, énonce ainsi le droit jurisprudentiel positif : « Le propriétaire, le locataire, l’occupant sans titre, le bénéficiaire d’un titre ayant pour objet principal de l’autoriser à occuper ou à exploiter un fonds, le maître d’ouvrage ou celui qui en exerce les pouvoirs qui est à l’origine d’un trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage est responsable de plein droit du dommage qui en résulte ». C'est bien en substance la jurisprudence constante sur la responsabilité pour troubles anormaux de voisinage. Cette rédaction est d'ailleurs étroitement inspirée du projet de réforme de la responsabilité civile, présenté par le ministère de la justice en mars 2017. Il n'y a aucun dommage, comme d'ailleurs aucune utilité à l'inscrire ainsi dans le code civil. C'est légiférer pour ne rien dire.
Le second alinéa, qui propose de transférer dans le code civil la substance de l'article L113-8 du CCH, est, tel qu'adopté en première lecture, ainsi rédigé : « La responsabilité prévue au premier alinéa n’est pas engagée lorsque le trouble anormal provient d’activités, quelle qu’en soit la nature, préexistant à l’installation de la personne lésée, qui sont conformes aux lois et aux règlements et qui se sont poursuivies dans les mêmes conditions ou dans des conditions nouvelles qui ne sont pas à l’origine d’une aggravation du trouble anormal ».
La notion d'activités quelle qu'en soit la nature, se substituerait à l'énumération du texte actuel, qui vise les « activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales, touristiques, culturelles ou aéronautiques ». Mais cette énumération est suffisamment compréhensive et le nouveau texte n'y ajoute rien. Quant à la circonstance de pré-occupation, elle est rédigée différemment sans rien exprimer de plus ou de moins. Si bien qu'il n'y a aucune chance que le texte nouveau, s'il est définitivement adopté dans ces termes, modifie la réalité judiciaire dans le sens apparemment souhaité par les auteurs de la proposition de loi.
D'ailleurs, à supposer réels tous les travers dénoncés devant l'Assemblée par le ministre de la justice et les préoccupations des organisations agricoles, faut-il une loi ?
On observera qu'en l'état le législateur ne s'intéresse pas à ce paradoxe qu'un texte qui vise à favoriser les activités économiques en les protégeant des actions quérulentes de son voisinage, peut avoir pour effet de dissuader ces activités de croître pour ne pas s'exposer à une responsabilité de plein droit.
On observera aussi que, même si une responsabilité sans faute ne peut pas être engagée, le ou les victimes de troubles de voisinages peuvent être en mesure de démontrer l'existence d'une faute en lien de causalité avec les préjudices soufferts. Tel aurait été le cas, sans aucun doute dans l'affaire évoquée plus haut du producteur laitier de l'Oise, si la responsabilité sans faute avait été exclue. Dans un tel cas, la victime est dispensée de la charge d'établir le caractère anormal des troubles subis et ne doit que de prouver un préjudice, une faute quelconque et le lien de causalité avec l'activité et les comportements qui en sont à l'origine.
On ajoutera que la doctrine de la pré-occupation peut poser une sérieuse difficulté si dans une affaire où des troubles de voisinage affectent plusieurs voisins, cette doctrine ne peut être opposée qu'à certains d'entre eux. La loi créerait ainsi des inégalités d'accès à la justice pour des personnes se trouvant dans des situations identiques au moment des troubles à l'origine de l'action indemnitaire.
Les praticiens savent bien que des réformes plus modestes et contournées peuvent avoir un impact sérieux et utile sur le réel. S'agissant des troubles anormaux de voisinage, on prendrait volontiers le pari que l'obligation, créée par la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire, de recourir, avant toute action judiciaire de ce chef et à peine d'irrecevabilité, à une tentative de conciliation, ou de médiation, ou de procédure participative, aura, avec le temps, des effets positifs en réduisant l'importance de ce contentieux judiciaire.
En définitive, au cœur de ces discussions parfois confuses, se trouve cette notion, que personne ne peut précisément définir, de l'anormalité des troubles de voisinages ouvrant droit à réparation. Il en est généralement rendu compte par une tautologie : est anormal le trouble qui n'est pas normal, qui excède les inconvénients normaux de la situation de voisinage.
Cette notion est appréciée concrètement dans chaque espèce, le juge devant donc se projeter dans la position du plaignant. La part de la subjectivité de ce juge est importante et c'est évidemment très courant en contentieux. Le cas échéant, la voie de l'appel réduit le risque. Mais il n'est pas totalement exact de dire que l'appréciation du juge du fond est à cet égard complètement souveraine. C'est la théorie, certes, mais la pratique est parfois différente, la Cour de cassation pouvant, soit approuver expressément une appréciation pourtant reconnue souveraine, soit la censurer par une voie contournée, créant dans les deux cas une jurisprudence à laquelle les juges du fond devront être attentifs.
Ainsi, dans un arrêt récent (Civ, 3ème, 9 novembre 2023, n° 22-15403), la Cour de cassation a expressément approuvé une cour d'appel de retenir qu'en milieu urbain ou en voie d'urbanisation, nul n'est assuré de conserver son environnement qu'un plan d'urbanisme peut toujours remettre en cause et qu'en conséquence, une perte de vue par le fait de constructions nouvelles ne peut caractériser un trouble anormal du voisinage. Les juges du fond auront certainement compris qu'une directive plus ou moins clandestine leur était de cette manière délivrée.
Enfin, on a beaucoup commenté l'affaire du coq, nommé Maurice, dont le chant matinal dérangeait le voisinage d'une commune rurale de Charentes-Maritimes. Mais le tribunal de Rochefort a, en 2019, refusé de reconnaître le caractère anormal de ce trouble. Déjà, la cour d'appel de Bordeaux avait statué de la même manière et dans une espèce analogue, par un arrêt du 1er juin 2006. Et la Cour de cassation, par arrêt du 16 mars 2023 (n° 22-11658) a confirmé expressément une décision de la cour d'appel de Chambéry selon laquelle les caquètements d'intensité variable d'un poulailler et les chants répétés des coqs ne pouvaient être qualifiés comme nuisances anormales. Il y a donc bien peu de risques qu'un juge s'aventure dans la direction opposée, quelles que soient les circonstances.
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