Le droit de propriété d'un riverain sur le sol d'un chemin n'exclut pas la qualification de chemin d'exploitation
- camille7694
- 13 août
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Cour de cassation arrêt du 9 janvier 2025 n° 23-20.665, Publié
La Cour de cassation a ressenti la nécessité de rappeler avec une certaine solennité une jurisprudence classique, ancienne et constante, mais, en l'espèce, méconnue par la cour d'appel. L'erreur flagrante de cette dernière n'est pas sans conséquences pour les parties, qui voient le règlement de leur litige retardé et son coût s'accroitre.
On rappellera qu'aux termes des articles L162-1 et suivants du code rural, les chemins d'exploitation sont, dans nos campagnes, les voies privées qui, à partir d'une voie publique, servent exclusivement à la communication entre les fonds ou à leur exploitation ; qu'ils sont, en l'absence de titre, présumés appartenir aux propriétaires riverains, chacun en droit soi, mais que l'usage en est commun à tous les intéressés. Les litiges entre propriétaires riverains de ces chemins sont relativement nombreux et se rapportent le plus souvent à la question de leur entretien.
Le droit d'usage des propriétaires riverains ne découle que de la loi. Un chemin d'exploitation ne crée pas une indivision, et est étranger au régime des servitudes.
1. En l'espèce, le propriétaire d'une parcelle A a enfoui des réseaux d'alimentation en eau et électricité dans le tréfonds d'un chemin qui permet aussi d'accéder aux parcelles B et C de ses voisins.
L'un de ces voisins a réalisé sur le chemin des travaux de goudronnage qui en ont rendu l'usage plus difficile et ont détérioré les réseaux d'eau et d'électricité.
Le propriétaire de la parcelle A assigne son voisin responsable de ces travaux, en remise en état du chemin, dont il affirme que le statut est celui d'un chemin d'exploitation, et en indemnisation de ses préjudices. L'auteur des travaux soutient que ce chemin est privé, qu'il est pleinement propriétaire du sol de ce chemin et du tréfonds et que les travaux d'enfouissement des réseaux ont été irrégulièrement réalisés.
2. Dans un jugement du 11 mars 2021, le tribunal judiciaire de Grenoble retient la qualification de chemin d'exploitation, mais déboute le propriétaire de la parcelle A de toutes ses demandes, au motif que les travaux litigieux n'ont pas diminué l'usage que ce dernier pouvait faire du chemin, et qu'il n'est pas établi qu'ils soient à l'origine des désordres allégués.
La cour d'appel de Grenoble, par arrêt du 6 juin 2023, écarte au contraire la qualification de chemin d'exploitation au motif que l'auteur des travaux de goudronnage du chemin établit son droit de propriété sur ce chemin et qu'un tel droit de propriété exclut la qualification de chemin d'exploitation. Le propriétaire de la parcelle A ne disposait que d'une servitude de passage. Les travaux d'enfouissement dans le tréfonds du chemin ont donc été réalisés sans autorisation sur la propriété d'autrui. Leur auteur ne peut prétendre à l'indemnisation des dommages subis. En outre, les travaux de goudronnage du chemin n'en ont pas réduit sa praticabilité.
3. Le moyen soumis à la Cour de cassation contestait que la cour d'appel ait écarté la qualification de chemin d'exploitation au motif que le propriétaire de la parcelle B était propriétaire du sol de ce chemin.
La Cour de cassation fait droit à ce moyen, rappelle que selon une jurisprudence ancienne et constante, le droit de propriété d'un riverain sur le sol d'un chemin n'exclut ni la qualification de chemin d'exploitation ni le droit d'usage de celui-ci par les autres propriétaires riverains, et casse l'arrêt de la cour d'appel pour violation de l'article L162-1 du code rural.
Conformément à un usage relativement récent (et très apprécié), l'arrêt de la Cour cite les précédents jurisprudentiels sur lesquels il se fonde, et ils sont nombreux : Cass 3ème Civ 23 octobre 1974 n°73.13139, Publié ; Cass 3ème Civ 9 mars 1974 n°7513647, Publié ; Cass 3ème Civ 26 février 1986 n°8411706, Publié ; Cass 3ème Civ 5 février 1997 n°9512106, Publié ; Cass 3ème Civ 24 novembre 2010 n°0970917, Publié. On ne pouvait mieux mettre en lumière l'erreur de droit manifeste des juges de la cour d'appel.
4. La Cour de cassation a renvoyé l'affaire à la cour d'appel de Grenoble autrement composée. Mais cette cassation ne vise que la qualification du chemin. Elle n'emporte pas celles des autres dispositions de l'arrêt de la cour d'appel qui ne se rattachent pas à cette qualification par un lien d'indivisibilité ou de dépendance nécessaire. La formule est classique, elle est celle de l'article 624 du code de procédure civile sur la portée de la cassation. La Cour d'appel de renvoi va devoir se prononcer sur les conséquences de la qualification de chemin d'exploitation au regard des demandes des parties. On peut supposer que c'est la solution du tribunal judiciaire qui sera finalement retenue.
Cela conduit à observer qu'en l'espèce, la première assignation devant le tribunal judiciaire de Grenoble est de janvier 2019. Il a fallu au tribunal un peu plus de deux ans pour se prononcer, le jugement étant de mars 2021. La cour d'appel a rendu son arrêt en juin 2023, et la Cour de cassation en janvier 2025. Ces délais, en l'état des moyens de l'institution judiciaire, n'ont rien d'inhabituel. On se souvient que l'article L111-3 du code de l'organisation judiciaire énonce que « les décisions de justice sont rendues dans un délai raisonnable »...
5. La Cour de cassation pouvait-elle casser sans renvoi, mettant ainsi un point final à la procédure judiciaire ? Elle le pouvait sans aucun doute.
Aux termes de l'article L411-3 du code de l'organisation judiciaire, auquel renvoie l'article 627 du code de procédure civile, « la Cour de cassation peut casser sans renvoi lorsque la cassation n'implique pas qu'il soit à nouveau statué sur le fond. Elle peut aussi, en matière civile, statuer au fond lorsque l'intérêt d'une bonne administration de la justice le justifie ».
Ces dispositions résultent de l'ordonnance n° 2006-673 portant refonte du code de l'organisation judiciaire, qui a modifié la règle antérieure selon laquelle la Cour de cassation « ...peut aussi, en cassant sans renvoi, mettre fin au litige lorsque les faits, tels qu'ils ont été souverainement constatés et appréciés par les juges du fond, lui permettent d'appliquer la règle de droit appropriée », règle qui ne subsiste qu'en matière pénale. Les auteurs de l'ordonnance ont donc entendu favoriser, en matière civile, les cassations sans renvoi, en permettant aux juges de la Cour de se constituer en juges du fait. La cassation sans renvoi est généralement considérée comme l'une des voies de progrès de la Cour de cassation, dans l'intérêt des justiciables.
Une intéressante étude du CERCRID (Centre de recherches critiques sur le droit rattaché à l'Université Jean Monnet-Saint-Etienne) portant sur les arrêts rendus par la Cour de cassation en 2020 et 2021, révèle le pourcentage des arrêts de cassation sans renvoi oscille autour de 10 % des arrêts de cassation, selon les années. Ce pourcentage est aussi variable selon les chambres de la Cour. La chambre qui prononce le moins de cassation est la troisième, celle du droit immobilier (environ 6%).
Une cassation sans renvoi peut avoir différentes raisons, nous apprend le CERCRID, et notamment des raisons de droit (par exemple, un défaut de pouvoir de la juridiction). Mais dans plus de la moitié des cas de cassation sans renvoi, les juges de la Cour de cassation se sont constitués en juges du fond comme l'ordonnance de 2006 le leur a permis dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, et se sont prononcés sur le bien-fondé de la demande. Les avantages pour les parties sont flagrants, gains de temps et économie de ressources.
6. En l'espèce, la Cour de cassation ne s'est sans doute pas posé la question d'une cassation sans renvoi et les parties ne l'ont probablement pas demandée. Il ne semble pas que les éléments du litige, comme sa relative simplicité, l'en empêchaient. Mais, tout bonnement, ce n'est pas encore acquis dans les usages, tant est bien ancrée l'idée d'une Cour de cassation qui ne juge qu'en droit. On ne sait pas si les pratiques évolueront vraiment, mais à coup sûr il y faudra du temps, peut-être plusieurs générations de conseillers...
En attendant, les parties, si elles persistent dans leur action, ce qui est leur droit absolu, devront réengager la procédure devant la cour d'appel de Grenoble, avec les coûts et les délais que cela implique.
Devant la cour d'appel de renvoi, l'instruction est reprise en l'état de la procédure non atteinte par la cassation (article 631 du code de procédure civile). Les décrets du 6 mai 2017 et du 29 décembre 2023 ont certes entendu accélérer le cours de cette procédure de renvoi. En particulier, la procédure dite « à bref délai» des articles 906 et suivants du code de procédure civile, est applicable. Mais il serait hasardeux d'espérer que l'arrêt sur renvoi soit rendu en moins d'une année.
A supposer que cette nouvelle décision de la cour d'appel mette un point final aux tribulations judiciaires des parties, l'institution judiciaire aura alors mis plus de huit ans pour statuer définitivement sur leur litige.
Camille Terrier
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