Cour de cassation, 3ème Civ, 28 mars 2024, pourvoi n° 22-16473 Publié
Cette décision, selon laquelle l'existence d'une opération de bornage entre deux fonds rend irrecevable toute nouvelle action en bornage, sauf, et c'est l'apport de cet arrêt, si la limite séparative a été perdue ou est devenue incertaine par suite de la disparition des bornes ou de certaines d'entre elles, s'inscrit exactement dans le cadre d'une jurisprudence ancienne et constante, mais y apporte une précision bien venue.
L'article 646 du code civil dispose que : « tout propriétaire peut obliger son voisin au bornage de leurs propriétés contiguës. Le bornage se fait à frais communs ». Ce texte est inchangé depuis le code civil de 1804.
La loi pose ainsi le principe d’un droit au bornage, accessoire du droit de propriété immobilière. L’exercice de ce droit au bornage peut viser à régler une contestation sur une limite de propriété, mais aussi à prévenir toute contestation ultérieure. Une contestation actuelle n'est pas une condition de recevabilité de l’action. Le propriétaire n’a pas, en réalité, à justifier de motifs particuliers au soutien de sa demande en bornage.
Cette action est imprescriptible.
Le bornage peut être amiable et résulte alors d'une simple convention constatant l'accord des parties sur les limites de leurs propriétés respectives. Généralement, une telle convention entérine les propositions d'un expert géomètre consulté. A défaut d'accord, le bornage doit être judiciaire.
Avant la réforme de l'organisation judiciaire introduite par la loi de programmation du 23 mars 2019, les actions en bornage relevaient de la compétence exclusive du tribunal d'instance. Aujourd'hui, le tribunal judiciaire connaît de ces actions en bornage (article R211-3-4 du code de l'organisation judiciaire). L'article 750-1 du code de procédure civile, par renvoi à l'article précité R211-3-4, prévoit l'irrecevabilité d'office de l'action en bornage si celle-ci n'a pas été précédée « au choix des parties, d'une tentative de conciliation menée par un conciliateur de justice, d'une tentative de médiation ou d'une tentative de procédure participative... ».
Toutefois, l'action judiciaire en bornage est soumise à certaines conditions et rencontre certaines limites.
L'action en bornage implique l'existence de deux fonds contigus. Il a été jugé que l'existence d'une rivière ou ruisseau coulant entre les deux fonds est un obstacle au bornage, la condition de contiguïté n'étant plus satisfaite (Civ, 3ème, 12 octobre 2004, n°03-12737). Il en va de même lorsque les fonds sont séparés par un chemin rural (L161-1 du code rural ; Civ, 3ème, 24 mars 1993, n° 91-17969), ou par tout obstacle naturel, tel une falaise infranchissable sans moyens techniques appropriés (Civ, 3ème, 13 décembre 2018, n° 17-31270 Publié).
En revanche, l'existence d'un chemin d'exploitation (L162-1 du code rural) courant entre les fonds ne fait pas obstacle à l'action en bornage (Civ, 3ème, 8 décembre 2010, n° 09-17005 Publié). Le juge du bornage est compétent pour déterminer le statut du chemin, s'il est contesté (même arrêt).
Dans cette logique, l'action opposant des copropriétaires en bornage de leurs lots de copropriété est irrecevable (Civ, 3ème, 19 novembre 2015, n°14-25403 Publié ; Civ, 3ème, 27 avril 2000, n° 98-17693 Publié).
Mais il faut aussi deux propriétaires identifiés et dont la qualité n'est pas contestée. S'il existe une incertitude sur la qualité de propriétaire de l'une des parties, le juge du bornage ne pourra pas la trancher, cette question touchant au fond du droit de propriété (Civ, 3ème, 16 janvier 2002, n° 00-12163 Publié).
Une personne publique, propriétaire d'un fond, peut être appelée à une opération de bornage si le bien en cause relève de son domaine privé. Mais une action judiciaire contre cette personne publique serait irrecevable si le bien a été classé dans son domaine public. Seul le juge administratif peut être appelé à se prononcer.
Selon une jurisprudence ancienne et constante, l'action judiciaire en bornage est irrecevable s'il existe un bornage antérieur, amiable ou judiciaire. Toutefois, si le bornage antérieur est amiable, il faut encore que les limites de propriété acceptées par convention aient été matérialisée sur le terrain par l'implantation de bornes, il ne suffit pas d'une quelconque matérialisation (Civ, 3ème, 19 janvier 2011, n° 0971207 Publié ; Civ, 3ème, 23 mars 2022, n° 21-11678).
Toutefois, il a été jugé que même en l'absence de bornes, la pose d'un grillage ou la construction d'un mur sur la limite divisoire fixée par convention de bornage, et non contestée pendant plus de trente ans, l'action en bornage judiciaire peut être dite irrecevable (Civ, 3ème, 14 avril 2016, n° 15-10153).
L'arrêt commenté s'inscrit exactement dans cette ligne. Même en présence d'un bornage antérieur, l'action est recevable si la limite de propriété est devenue incertaine par suite de la disparition de tout ou partie des bornes. Le même principe avait été retenu dans un arrêt de la cour de cassation du 4 juin 2013 (n° 11-28910, non publié) : « Attendu qu'ayant constaté qu'un bornage amiable avait eu lieu sur les parcelles en cause en 1986 mais que la limite entre les fonds était devenue incertaine, n'étant plus matérialisée du fait de la disparition de certaines bornes, la cour d'appel a pu en déduire que la demande était recevable ».
Dans les deux affaires, la Cour de cassation renvoie au pouvoir souverain de la cour d'appel, seule à même de reconnaître que les limites de propriété sont devenues incertaines, et d'en déduire, ou non, que l'action en bornage est recevable.
Il faut encore souligner qu'une action en bornage a pour seul objet de fixer les limites de fonds contigus. Un bornage, judiciaire ou amiable, ne peut jamais permettre d'attribuer la propriété d'un terrain ou bande de terrain. L'accord sur la limite n'est pas un accord sur la propriété, si celle-ci est disputée (Civ, 3ème, 23 mai 2013, n° 12-13898, Publié). Cet accord n'est pas un obstacle à une action en revendication (Civ, 3ème, 28 octobre 1992, n° 90-18573, Publié). Il en découle aussi qu'une cour d'appel ne peut pas se fonder sur un bornage pour constater un empiétement (Civ, 3ème, 10 juillet 2013, n° 1249416 Publié).
Enfin, on rappellera que dans l'ancien code pénal, l'enlèvement de bornes était spécialement sanctionné par des peines correctionnelles, comme une grave atteinte au droit de propriété. Ce délit spécifique n'existe plus, mais le fait peut être poursuivi et puni comme destruction, dégradation ou détérioration d'un bien appartenant à autrui (article 322-1 du code pénal).
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