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La réparation intégrale du préjudice et l'aggravation du préjudice

  • camille7694
  • 4 août
  • 8 min de lecture

Cour de cassation, 3ème chambre civile, 5 juin 2025, n° 13-23775, Publié


Le principe de la réparation intégrale du préjudice, celui que l'on est pas tenu de limiter son dommage dans l'intérêt de l'auteur et celui que l'on ne doit pas commettre, après la survenance du sinistre, une faute provoquant l'aggravation de son préjudice, sont difficiles à concilier. Cet arrêt nous éclaire utilement.

 

1.  Les faits à l'origine de cet arrêt sont les suivants.

 

De 1978 à 1992, dans le département du Nord, une ancienne carrière d'argile est exploitée comme décharge de sulfate de fer, résidu de la fabrication d'acier. La société Tata Steel Maubeuge, venue aux droits du premier exploitant, achève en 1999 les travaux de réhabilitation du site, tels que prescrits par l'autorité administrative. Toutefois, un éleveur de bovins invoque une persistance de la pollution sur ses parcelles et des dommages en résultant pour son exploitation, en particulier une surmortalité au sein du cheptel bovin. Il obtient en juillet 2001 la désignation d'un expert.

 

Lassé sans doute par la longue bataille menée par l'ancien exploitant de la décharge contre les experts successifs, l'éleveur assigne ce dernier 2019, sur le fondement du trouble anormal de voisinage, et réclame l'indemnisation de ses préjudices et la dépollution de ses parcelles.

 

Par jugement du 19 janvier 2021, le tribunal d'Avesnes sur Helpe, fait droit aux différentes demandes de l'exploitant agricole, condamne la société Tata Steel Maubeuge à indemniser les différents chefs de préjudices causés par le trouble anormal de voisinage, ainsi qu'à procéder aux opérations de dépollution des terrains appartenant à la victime.

 

La société Tata Steel Maubeuge interjette appel. Elle conteste tout lien de causalité entre l'exploitation de la décharge et les pollutions constatées des parcelles de l'exploitant agricole. Elle invoque une faute de la victime qui, en maintenant un pâturage des bovins sur des parcelles polluées, alors qu'elle disposait d'autres parcelles pouvant accueillir ces animaux, aurait contribué à la réalisation de ses préjudices, ce dont il découlerait à tout le moins un partage de responsabilités par moitiés.

 

Dans son arrêt du 28 septembre 2023, la cour d'appel confirme la responsabilité de l'exploitant industriel et refuse un partage de responsabilités. La juridiction énonce que « pour être totalement ou partiellement exonératoire de la responsabilité de l'exploitant de la décharge, le comportement reproché (à la (victime) doit non seulement être fautif, mais également présenter un lien de causalité avec les préjudices subis et avoir ainsi contribué à leur réalisation. La charge de cette double preuve repose sur la société Tata Steel ».

 

Après un long examen des circonstances de fait, elle en déduit que le seul maintien du cheptel sur un site que l'on savait pollué ne peut être retenu pour réduire le droit à indemnisation de la victime en l'absence de preuve d'une aggravation de son préjudice, preuve qui aurait pu résulter d'une augmentation du cheptel mis en pâturage sur les parcelles polluées. La victime, qui n'a aucune obligation de minimiser son préjudice dans l'intérêt de l'auteur du dommage, ne peut se voir reprocher d'avoir laissé les choses en l'état.

 

L'éleveur exploitant a formé un pourvoi principal contre cet arrêt, pourvoi que la Cour de cassation a rejeté sans motivation, comme le code de procédure civile lui en donne le droit (article 1014 alinéa 2). En revanche, la Cour a accueilli le moyen du pourvoi incident de la société Tata Steel Maubeuge.

 

La Cour de cassation retient en effet que la cour d'appel, qui avait relevé que l'exploitant avait continué à faire pâturer ses bêtes sur des parcelles qu'il savait polluées depuis 2004, alors qu'il disposait par ailleurs de 37 hectares de terre non concernés par la pollution, devait en déduire que, même s'il n'avait pas augmenté le pâturage de ses bovins sur les parcelles polluées, il avait commis une faute ayant aggravé son préjudice en laissant persister la surmortalité de son cheptel. La cour d'appel ne pouvait donc écarter un partage de responsabilité. L'arrêt est cassé au visa de l'article 1240 du code civil.

 

2.  Le principe traditionnel de la réparation intégrale sans perte ni profit, a pour corollaire qu'en droit français (à la différence du droit allemand, par exemple), la victime n'est en principe pas tenue de limiter son préjudice dans l'intérêt du responsable du dommage. Le juge évalue ce préjudice à la date où il statue et doit replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l'acte dommageable ne s'était pas produit.

 

La portée de ce principe est cependant modérée par d'autres règles.

 

En matière de responsabilité contractuelle, la règle de la prévisibilité du dommage posée par l'article 1150 du code civil, limite l'obligation de réparation aux dommages et intérêts qui ont été prévus au contrat ou à deux qui pouvaient être prévus lors la conclusion de ce contrat. Il est beaucoup d'applications de cette règle, notamment en droit des transports : par exemple, le fait de manquer une correspondance aérienne en raison d'un retard de train n'est pas un dommage prévisible pour la SNCF sauf à prouver que cette dernière n'ignorait pas quelle était la destination finale de son client (Civ, 1ère, 28 avril 2011, n° 10-15.056).

 

En responsabilité délictuelle, entre en jeu cette autre règle jurisprudentielle selon laquelle le droit à réparation de la victime est diminué si celle-ci commet une faute en laissant s'aggraver son dommage.

 

Cependant, selon une jurisprudence constante, cette règle ne s'applique pas en matière de dommage corporel. En effet, pour la victime, limiter son préjudice impliquerait de suivre certains traitements médicaux appropriés. Or, en droit français, toute personne a droit de refuser ou de ne pas recevoir un traitement (article L1111-4 du code de la santé publique et Civ, 1ère, 15 janvier 2015, n° 13-21.180, Publié : « le refus d'une personne, victime d'une infection nosocomiale dont un établissement de santé a été reconnu responsable en vertu de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique, de se soumettre à des traitements médicaux, qui, selon l'article L. 1111-4, ne peuvent être pratiqués sans son consentement, ne peut entraîner la perte ou la diminution de son droit à indemnisation de l'intégrité des préjudices résultant de l'infection » ).

 

3.  Mais confrontée aux différents cas d'espèce, la règle de la réparation intégrale du préjudice peut être difficile à concilier avec l'idée que la victime peut commettre une faute conduisant à l'aggravation de son préjudice et limitant son droit à réparation.

 

C'est pourtant le dispositif que le projet en cours de réforme du droit de la responsabilité civile entend consacrer dans ce qui serait un nouvel article 1263 du code civil, selon lequel : « sauf en cas de dommage corporel, les dommages et intérêts sont réduits lorsque la victime n’a pas pris les mesures sûres et raisonnables, notamment au regard de ses facultés contributives, propres à éviter l'aggravation de son préjudice ».

 

En l'état du droit positif, pour comprendre ce que peut être ou ne pas être une faute de la victime, postérieure au dommage et limitant son droit à réparation, il faut consulter la jurisprudence et tenter d'en dégager quelques idées générales.

 

            Civ, 2ème, 19 juin 2003, n° 01-13.289, Publié : la victime d'un accident, qui n'est plus en état d'exercer son activité d'artisan boulanger, n'est pas tenue de limiter son préjudice en faisant exploiter son fonds de commerce par un tiers.

 

            Civ, 2ème, 24 novembre 2011, n° 10-25.635 Publié : le juge ne peut rejeter la demande d'un assuré en indemnisation du préjudice né de la privation de jouissance de son véhicule à raison du refus de l'assureur de continuer à le garantir, au seul motif que cet assuré n'établit pas que la décision de l'assureur l'ait empêché d'utiliser sa voiture en s'adressant à un autre assureur, sans caractériser la faute de l'assuré ayant causé l'aggravation de son préjudice matériel.        

 

            Civ, 3ème, 10 juillet 2013, n° 12-13.851 : en matière de travaux de construction, la victime de dommages, ayant même reçu une provision de la part de l'assureur de l'entrepreneur, n'est pas tenu de prendre des mesures conservatoires pour éviter l'aggravation des dommages résultant de l'abandon du chantier pendant plusieurs mois. En l'espèce la cour d'appel avait jugé le contraire.

 

            Civ, 1ère, 2 juillet 2014, n° 13-17.599, Publié : un notaire, qui avait conseillé un investissement défiscalisé qui s'est avéré désastreux, et dont la responsabilité était retenue au titre du défaut de conseil, ne peut pas reprocher à son client investisseur de n'avoir pas opté pour un autre dispositif de défiscalisation pour limiter son préjudice financier.

 

            Civ, 2ème, 7 novembre 2024, n° 23-12.369, Publié : en application du principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime, celle-ci n'est pas  tenue de limiter son préjudice dans l'intérêt du responsable. Dès lors, viole ce principe, la cour d'appel qui, pour évaluer le poste de l'incidence professionnelle, relève que la victime n'avait pas justifié, par des essais, que d'autres adaptations de postes de travail en milieu ordinaire auraient échoué.

 

            Civ, 3ème, 14 janvier 2021, n° 16-11.055 : la Cour pose de nouveau le principe en droit de la construction que la victime n'est pas tenue de limiter son préjudice dans l'intérêt de l'auteur du dommage ; en l'espèce l'assureur d'un constructeur reprochait à l'exploitant d'un hôtel, devant suspendre provisoirement son activité par suite des dommages, de n'avoir pas placé ses salariés en position d'activité partielle.

 

Avant l'arrêt commenté du 5 juin 2025, il n'est semble-t-il pas d'exemple que la Cour de cassation ait approuvé une cour d’appel d'avoir jugé que la victime d'un dommage avait commis une faute limitant son droit à réparation en laissant s'aggraver son préjudice.

 

4. De ces jurisprudences, il apparaît en premier lieu qu'en matière de préjudice corporel il est absolument exclu que la victime puisse se voir reprocher d'avoir laissé s'aggraver son préjudice, c'est à dire d'avoir refusé ou négligé de se conformer aux prescriptions médicales. Le projet du ministère de la justice consacre cette exception.

En deuxième lieu, il semble très improbable qu'en droit de la construction, rigoureux par principe envers l'entreprise de travaux responsable de plein droit, une juridiction puisse reprocher au maître de l'ouvrage d'avoir laissé s'aggraver son préjudice et réduire en conséquence son indemnisation.

 

En troisième lieu, l'appréciation est effectuée de manière très concrète. Doivent être prises en compte les moyens techniques à la disposition de la victime pour limiter son préjudice et leur coût au regard de ses capacités contributives.

 

En quatrième lieu, et c'est ce que nous enseigne l'arrêt du 5 juin 2025 commenté, il ne peut pas être reproché à la victime d'un dommage de ne pas avoir considéré ou pris en compte les intérêts pécuniaires de l'auteur du dommage ou de son assureur. En revanche d'autres considérations peuvent interférer.

 

En l'espèce, dans un litige opposant un éleveur bovin à une entreprise industrielle multinationale responsable d'une pollution répandue dans nos campagnes (qui n'est pas a priori le plaideur qu'un juge normalement constitué écoute avec bienveillance), la Cour de cassation sanctionne l'éleveur bovin, et satisfait aux récriminations du pollueur. Pourquoi ?

 

Pour deux raisons, semble-t-il :

 

            Parce que laisser s'aggraver le dommage consistait pour l'éleveur à maintenir les animaux sur une parcelle polluée et leur faire subir les effets d'un empoisonnement, ce qui peut s'analyser comme une maltraitance fautive et sanctionnable ;

 

            Et que l'éleveur disposait d'autres parcelles, non atteintes par la pollution, où il pouvait transférer ses animaux.

 

Mais la difficulté logique est que l'on comprend très mal qu'une multinationale responsable de la pollution de terres agricoles, puisse en fin de compte tirer un profit, même indirect et partiel, des empoisonnements qui en découlent.

 

Quoiqu'il en soit, l'arrêt commenté démontre en creux le risque réduit en droit français que, sauf circonstances très particulières, la victime puisse se voir reprocher d'avoir laissé s'aggraver son dommage.


Camille Terrier



 
 
 

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