Cour de cassation, 3ème Civ, 4 avril 2024, n° 22-21132 Publié
Dans l'affaire à l'origine de cet arrêt, une personne avait assigné son voisin, d'une part pour mise en conformité avec les règles de hauteur du plan local d'urbanisme de la maison construite par ce dernier, d'autre part pour le retrait des végétaux implantés en méconnaissance des règles de distance par rapport aux limites de propriété. Cette personne demandait aussi l'indemnisation d'un préjudice de jouissance. Le tribunal avait fait droit à ces demandes.
Dans un premier arrêt, la cour d'appel de Saint Denis de la Réunion avait réformé et rejeté la demande en se fondant sur l'article L480-13 du code de l'urbanisme. Cette disposition prévoit notamment que lorsqu'une construction a été édifiée conformément à un permis de construire, le propriétaire ne peut pas être condamné par un tribunal de l'ordre judiciaire à la démolir du fait de la méconnaissance des règles d'urbanisme ou des servitudes d'utilité publique que si, préalablement, le permis a été annulé pour excès de pouvoir ou son illégalité constatée par la juridiction administrative, et si la construction est située dans l'une des zones énumérées au texte (bande littorale des 300 mètres, parcs nationaux, sites Natura 2000, etc).
L'article L480-13 et les restrictions qu'il comporte aux prérogatives du juge judiciaire, ne sont pas applicables lorsque la construction n'est pas conforme au permis de construire. Le juge judiciaire peut alors ordonner la mise en conformité si le demandeur rapporte la preuve que la violation des prescriptions du permis de construire lui a causé un préjudice direct et certain.
En l'espèce, la cour d'appel avait retenu que la construction en cause était conforme au permis de construire et que, en l'absence d'annulation de ce permis, la demande de démolition devait être rejetée.
Mais la Cour de cassation, par un arrêt du 5 novembre 2020 (n° 19-10101), a relevé qu'il résultait au contraire des pièces produites que la construction n'était pas conforme au permis de construire qui l'avait autorisée, et a, notamment pour ce motif, cassé la décision et renvoyé devant la même cour d'appel autrement composée.
Dans son arrêt du 17 juin 2022, rendu sur renvoi, la cour d'appel de Saint-Denis a fait droit aux différentes demandes. Cette fois, c'est le propriétaire condamné qui a formé un pourvoi.
Les moyens à l'appui de ce pourvoi soutenaient que les juges doivent rechercher concrètement si les sanctions qu'ils prononcent ne sont pas disproportionnées au regard tant du caractère minime ou plus ou moins significatif de la non-conformité relevée, que du coût considérable que la mise en conformité peut impliquer. Ainsi, l'auteur du pourvoi entendait introduire dans le droit de la réparation civile pour faute extra-contractuelle un principe de proportionnalité, applicable, on le suppose, tant pour le principe de la réparation que pour son montant ou ses modalités.
Ce moyen est rejeté comme contraire au principe de la réparation intégrale du préjudice. La Cour de cassation énonce la règle que le juge du fond, statuant en matière extra-contractuelle, ne peut apprécier la réparation due à la victime au regard de son coût le cas échéant caractère disproportionné pour le responsable du dommage.
La Cour de cassation rappelle aussi souvent qu'elle le juge nécessaire le principe de la réparation intégrale du préjudice dans tous les domaines de la responsabilité extra-contractuelle, principe qu'elle déduit de l'article 1382, devenu 1240, du code civil. Il en découle que la victime doit être indemnisée, sans perte ni profit, pour être replacée dans la situation où elle se serait trouvée si l'acte dommageable n'avait pas eu lieu. Les arrêts sont nombreux et traduisent parfois un contrôle pointilleux, voire formaliste de la motivation des cours d'appel. Le principe de réparation intégrale a des implications concrètes.
Ainsi est toujours sanctionné l'oubli des juges de prendre en compte certains éléments du préjudice invoqué (par exemple : Civ, 2ème, 15 février 2024, n° 21-181387 Publié).
Une cour d'appel qui refuse (ou néglige, ou juge très difficile) d'évaluer un dommage dont elle constate l'existence dans son principe, est inévitablement censurée (Civ, 2ème, 7 février 2008, n° 06-21255).
Pour fixer la réparation, le juge ne peut se fonder sur aucune autre considération que la nature et l'étendue du préjudice. En particulier, il ne peut, du moins explicitement, accroître le montant des réparations au motif de la gravité de la faute commise. Les dommages-intérêts punitifs que connaît le droit anglo-saxon, sont, en l'état, interdits en France (par exemple : Civ, 3ème, 26 juin 2002, n° 00-19686). L'indemnisation ne peut être ni inférieure ni supérieure au montant du préjudice avéré. Cependant le projet de réforme de la responsabilité civile (projet Catala, sans cesse repoussé) prévoit d'introduire en droit français les dommages-intérêts punitifs en cas de faute civile manifestement délibérée.
La Cour de cassation a d'ailleurs entendu restreindre cette voie d'évolution en relevant, sur une demande d'exequatur d'une décision américaine condamnant un constructeur français de bateaux à des dommages et intérêts compensatoires et punitifs, que si le principe d'une condamnation au paiement de dommages-intérêts punitifs n'est pas, en soi, contraire à l'ordre public international français, il en va autrement si le montant alloué est disproportionné au regard du préjudice subi et des manquements aux obligations contractuelles du débiteur (Civ, 1ère, 1er décembre 2010, n° 0913303, Publié).
Dans le cas d'une atteinte à l'intégrité physique, les juges et les parties se conforment au référentiel élaboré en 2005, dit nomenclature Dintilhac. Toutefois, la seule référence à des barèmes, sans prise en compte des circonstances de la cause, est censurée (par exemple : Civ, 2ème, 22 novembre 2012, n° 11-25988).
Si la cour d'appel dit, dans son arrêt, avoir procédé à une évaluation forfaitaire du préjudice dont elle reconnaît la réalité dans son principe, ou s'il apparaît de la motivation qu'elle n'a entendu ordonner qu'une réparation symbolique, la Cour de cassation annulera sans hésiter (par exemple : Civ, 2ème, 20 mai 2014, n° 13-21250 ; Civ, 3ème, 8 juin 2006, n° 04-19069).
A cet égard, son contrôle est formaliste : les mots forfaitaire ou symbolique ne doivent pas être employés dans l'arrêt. S'ils ne le sont pas, aucune censure ne pourra intervenir, l'appréciation du montant de la réparation relevant toujours du pouvoir souverain des juges du fond.
Le principe de la réparation intégrale interdit encore de faire obligation à la victime de minimiser son propre préjudice dans l'intérêt du responsable, après que le dommage se soit produit (Civ, 3ème, 5 février 2013, n° 12-12124 ; Civ, 1ère, 15 janvier 2015, n° 13-21180 Publié ; Civ, 2ème, 15 décembre 2022, n° 21-16712). Ce serait le cas du propriétaire qui tarde à entreprendre des travaux de réparation du dommage et laisse s'aggraver la situation ou de la victime d'une infection qui néglige ou refuse les soins.
Selon la Cour de cassation, le principe de la réparation intégrale exclut tout contrôle de l'utilisation des dommages et intérêts alloués. La victime fait ce qu'elle veut de ces fonds (Civ, 2ème, 16 décembre 2021, n° 20-12040).
En matière de responsabilité contractuelle, la situation est un peu différente. Le principe de la réparation intégrale existe, découlant de l'article 1147 du code civil, dans la rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016, devenu l'article 1231-1. Le créancier doit être replacé dans la situation où il se serait trouvé, si le contrat avait été exécuté correctement.
Toutefois, l'ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats a introduit à l'article 1221 du code civil la règle selon laquelle « le créancier d'une obligation peut, après mise en demeure, en poursuivre l'exécution en nature sauf si cette exécution est impossible ou s'il existe une disproportion manifeste entre son coût pour le débiteur de bonne foi et son intérêt pour le créancier ».
Cette disposition trouve naturellement à s'appliquer dans le domaine des défauts de conformité d'une construction, lesquels résultent par hypothèse du non-respect de spécifications contractuelles. Avant l'ordonnance de 2016, en application de l'ancien article 1184 du code civil, le juge devait ordonner la mise en conformité demandée, sauf si celle-ci était matériellement impossible. Il pouvait en résulter des décisions choquantes, où, par exemple, pour une petite erreur d'altimétrie sans conséquences réelles, un immeuble devait être démoli et reconstruit (par exemple, Civ, 3ème, 11 mai 2005, n° 03-21136, Publié). Certaines cours d'appel refusaient d'appliquer cette jurisprudence constante de la Cour de cassation interprétant littéralement l'ancien article 1184.
Désormais, le juge peut être invité par une partie à apprécier la proportionnalité d'une demande de démolition et reconstruction d'un immeuble présentée au titre de l'article 1221 du code civil. Si la mesure demandée est manifestement disproportionnée compte tenu de son coût pour le débiteur au regard des conséquences réelles des non-conformités avérées, le juge la refusera (Civ, 3ème, 17 novembre 2021, n° 20-17218, Publié).
Si le demandeur a pris la précaution de présenter sa demande de reconstruction, non seulement sur l'exécution forcée, mais aussi à titre de réparation civile, le juge pourra allouer des dommages et intérêts fixés cette fois conformément au principe classique de la réparation intégrale, c'est à dire sans perte ni profit pour le maître de l'ouvrage (Civ, 3ème, 6 juillet 2023, n° 22-10881, Publié).
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